lundi 28 décembre 2015

Sur quoi doit-on travailler en loge ?

On entendra souvent cette exclamation, dans les milieux maçonniques : « Gloire au travail ! ». Elle est du reste souvent accompagnée d’un sourire qui en dit long, ou plutôt sous-entend : « Les francs-maçons respectent tellement le travail qu’ils s’abstiennent très souvent d’y toucher… »

Résultat de recherche d'images pour "emulation working lodge"Il y a sans doute beaucoup d’injustice mais aussi un peu de vérité dans ce jugement d’un humour un peu cruel. L’expression dont il vient d’être fait mention n’est d’ailleurs pas d’une grande ancienneté dans les rituels maçonniques. Elle fut introduite – dans le grade de Compagnon, bien sûr ! – à la fin du XIXe siècle, lorsque la maçonnerie, gagnée par un certain « ouvriérisme » de nature politique, a cru pouvoir réunir, sous la bannière du « travail », les « manuels et intellectuels des villes et des campagnes », pour reprendre une litanie classique du discours marxiste encore en usage dans les années 1960. Il reste qu’une grave équivoque subsiste quant à la nature même et à la finalité du travail maçonnique. Là encore, un rappel historique et un tour d’horizon européen sont utiles pour mieux comprendre.

Que faisait-on en loge au XVIIIe siècle, en France comme en Angleterre ? L’indigence des procès-verbaux qui nous sont parvenus, ou leur caractère très elliptique, ne permet sans doute pas d’en juger précisément mais il apparaît assez clairement que les tenues maçonniques étaient avant tout consacrées aux cérémonies de réception aux différents grades : « faire de la maçonnerie » au XVIIIe siècle, sur les deux rives de la Manche, c’est transmettre les grades par des rituels. C’est alors l’occupation essentielle des loges – si l’on prend soin de ne pas oublier le banquet, complément indispensable de la tenue, conviviale assemblée dont les libations pouvaient durer deux ou trois plus longtemps que la tenue elle-même…

Il est cependant un genre littéraire qui va, très tôt, s’imposer comme le type même des ouvrages entendus en loge : le « discours ». On ne peut ici que référer à l’archétype que constitue, à beaucoup d’égards, le Discours de Ramsay, peut-être prononcé en décembre 1736, en tout cas largement propagé à partir de 1737, et qui fut considéré pendant tout le XVIIIe siècle comme le programme intellectuel de la maçonnerie française[1]. De façon plus générale, les correspondances de l’époque et divers imprimés permettent de prendre connaissance des thèmes qui retenaient l’attention des Frères à cette époque et devait faire l’objet, en loge, d’échanges dont la teneur exact ne nous est pas parvenue[2].

C’est du reste à cette aune qu’il faut juger ce que l’on appelé « l’influence intellectuelle » de la franc-maçonnerie dans l’évolution des idées au XVIIIe siècle. Influence, peut-être, en tout cas réception d’un discours à la mode, mise en place d’un lieu d’intégration et de diffusion – parmi d’autres – des aspirations de toute une classe sociale alors en quête de reconnaissance, celle des bourgeois et des robins.

Tout au long du XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie a moins été porteuse d’une doctrine, fût-elle philosophique et morale, que d’une certaine culture. Cette-ci était du reste elle-même le reflet de pratiques de plus en plus répandues au sein de la société française du temps.

C’est au XIXe siècle, on le sait, que les choses ont changé lorsque la franc-maçonnerie a connu, au tournant des années 1850 surtout, une inflexion nettement politique de son état d’esprit, de ses pratiques et de son discours, en France et dans quelques pays comme l’Italie.

De ce double héritage résulte l’état présent de la maçonnerie française. Dans ce paysage divers, la LNF et la LNMF ont choisi, dès leur fondation, de se recentrer sur ce qu’elles considèrent comme l’objet essentiel de la franc-maçonnerie : la franc-maçonnerie elle-même, c’est-à-dire une démarche construite et ritualisée de découverte et d’élucidation collective d’un univers symbolique, pour tenter de trouver des réponses toujours individuelles à quelques-unes des interrogations fondamentales de la condition humaine et, en même temps, par la pratique d’un certain type de sociabilité, tendre à illustrer et à répandre une conception fraternelle et ouverte des relations humaines.

Son objet d’étude répond par conséquent aux stipulations du Titre II de la Charte de la LNF et de la Déclaration de Principes de la LNMF :

« Titre II : C’est pourquoi la franc-maçonnerie doit bannir avec une extrême rigueur de ses Loges, sous peine de manquer à sa mission fondamentale tout ce qui est contraire à ces définitions. Elle doit notamment se refuser à toute activité dans le domaine confessionnel, politique, social, économique et financier, ce qui est une source abondante de mésentente et de conflits entre ses membres. Les Loges s’interdiront tout exposé et tout travail sur ces sujets et leurs membres s’abstiendront de toute conversation de ce genre lors des réunions maçonniques quelles qu’elles soient. »

Un tel choix, libre et légitime, ne devrait appeler aucun commentaire. Il en exige cependant, car l’histoire intellectuelle de l’Ordre maçonnique en France, depuis au moins deux siècles, ne rend pas les choses aussi simples.

Il est devenu tellement habituel, dans le monde maçonnique française, de parler en loge toutes sortes de questions relatives à la vie sociale – on dit parfois, par un charmant euphémisme, « sociétale » –, à gloser sur des idées avec, en toile de fond, des applications politiques – fût-ce au sens le plus « noble » de Politeia (πολιτεία), qui évoque simplement la vie dans la cité des hommes – que la simple notion qu’on puisse se « limiter », en loge, à l’univers maçonnique, apparaît aux yeux de certains comme une réduction navrante des perspectives qu’on peut y ouvrir.

Cette vision des choses résulte en fait d’une regrettable méprise. Lorsque la franc-maçonnerie se « limite » à la maçonnerie, elle se penche en réalité sur un monde de notions, d’idées, d’images, qui renvoient à de nombreux ordres de la connaissance humaine – métaphysique, morale, spiritualité, mais aussi sciences, culture, arts et même philosophie sociale au sens d’un questionnement sur ce que signifie « l’être ensemble », par exemple. La maçonnerie offre pour cela un ensemble d’outils intellectuels, une méthode, des procédures, afin d’envisager autrement toutes ces questions que, naturellement, on peut aussi aborder selon une méthode plus classique par l’étude solitaire des sources, des auteurs, par le débat académique ou la controverse érudite. La maçonnerie n’est certainement pas la seule voie pour défricher ces contrées de l’esprit et du cœur, elle est seulement une voie originale qui s’offre à tous ceux qui veulent s‘engager dans une mise en cause d‘eux-mêmes et pas seulement dans un maniement des concepts : c’est en cela, précisément, que réside le processus initiatique.

Dans ces conditions, s’intéresser « exclusivement » à l’univers maçonnique, c’est simplement explorer toutes les dimensions spirituelles, intellectuelles et morales de la condition humaine à l’aide d’un outillage conceptuel et symbolique particulier. Ne pas utiliser cet outillage est parfaitement possible, mais alors il est plus simple et plus approprié de le faire en dehors de la franc-maçonnerie…

La loge et son décorum figurent l’univers dans son entier et les étapes de ses rituels évoquent toutes celles de la vie humaine. « S’en tenir » à la maçonnerie, c’est donc s’engager dans un voyage sans fin au sein du temps et de l’espace.

[1] Cf. la belle édition critique procurée par A. Bernheim, Ramsay et ses deux discours, Paris, 2011.

[2] Cf. notamment l’intéressante anthologie qu’a réunie F. Labbé, Le discours maçonnique au XVIIIe siècle, Paris, 2005.