En 2016, dans la Loge Liber Latomorum de la LNMF, Gérard Gendet a présenté un compte-rendu exhaustif de l'ouvrage intitulé Religio Duplex, Comment les Lumières ont réinventé la religion des Egyptiens, de Jan Assmann.
"L'auteur considère que c’est en effet à l'époque des Lumières que se cristallise la thèse d’une double religion présente en Egypte depuis la haute antiquité et que la maçonnerie aurait peu à peu redécouverte en la décelant dans diverses sources littéraires. L’enquête menée par Assmann rassemble les éléments de cette genèse. Elle se veut historique et sociologique.
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Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles se développe l’opposition entre la religion naturelle et la religion révélée, ou religion « positive », que l’on peut résumer par l’opposition entre la raison et la foi. Elle recouvre deux conceptions de Dieu, le Dieu des philosophes et le Dieu des Pères. Par « religion naturelle », il faut entendre une sorte de religion originaire qui suit l’instinct que la nature met en nous et qu’on se représentait comme un monothéisme, ou plutôt comme un panthéisme, un « Spinozismus ante Spinozam ». Elle contient l’idée d’une cause première d’où tout est issu selon la formule grecque Hen kai Pan, littéralement « l’Un et le Tout », ou le « Un-Tout ». La formule est généralement attribuée à Héraclite. Mais, aux yeux des Lumières, une autre origine encore plus lointaine se fit jour : « un certain nombre d’érudits croyaient pouvoir établir que cette religion panthéiste originaire de l’Un comme Tout existait dans l’Egypte antique ». Elle passait pour le savoir le plus ancien de l’humanité. C’est à partir des descriptions transmises par les auteurs Grecs que naquît cette image de la religion de l’Egypte ancienne comme religio duplex. Parmi les plus importantes on compte le traité de Plutarque (46-125) Isis et Osiris et l’écrit du néoplatonicien Jamblique (242-325) connu depuis la Renaissance sous le titre Sur les mystères égyptiens (De mysteriis Aegyptorum). A celles-ci s’ajoute dans l’Antiquité tardive une vaste littérature gréco-égyptienne de type religieux comprenant des papyrus magiques et les traités du Corpus Hermeticum, très imprégnés de motifs et de conceptions néoplatoniciennes. Selon Assmann cette littérature, qui eu une grande influence à l’époque des Lumières, contient en substance l’idée d’une dissociation entre une religion du peuple et une religion des élites.
De manière très approfondie Assmann examine les différentes étapes du processus par lequel est né le phénomène de la religio duplex et pourquoi les francs-maçons ont cru à la thèse de l’Egypte antique comme étant à l’origine et l’initiatrice de ce type de religion. Thèse qui repose largement sur des méprises et des erreurs. Grâce à son expérience d’égyptologue, Assmann commence par dresser l’état de la situation politique et sociale à la fin de la civilisation égyptienne et l’interprétation qu’en firent les Grecs. L’Egypte ancienne fut successivement soumise à la domination des Perses, des Grecs puis des Romains et selon l’auteur, en réaction aux dominations étrangères, il y eu de la part des élites égyptiennes, dépossédées du pouvoir politique, socialement dégradée, une cléricalisation de la culture qui se réfugia dans le secret des temples, donnant ainsi prétexte à une distinction entre religion populaire et, derrière celle-ci, une sagesse profonde, inaccessible au peuple et réservée aux « sages ». A cela s’ajoutent les concepts du sacré et du secret très proches l’un de l’autre, le sacré étant considéré comme ce qui est secret par excellence dans la religion égyptienne. Les textes sacrés, destinés à la récitation, mettaient en œuvre un procédé qu’il appelle « interprétation sacramentelle », fondée sur l’idée d’un double sens de l’écrit, « une sémantique à double fond », reposant sur la distinction entre un sens littéral et un sens mystique, entre « le niveau des phénomènes et le niveau de la signification secrète ». Le second sens ayant un aspect transformant. Celui qui en use lors d’un rituel bien réglé se transfigure. Assmann y voit un procédé permettant de forger une interprétation qui présuppose la distinction entre un monde matériel et temporel où se déroulent les rites et un monde des dieux ; cette dualité remontant à la haute Egypte, deux à trois millénaires avant notre ère. C’est dans cette antique tradition, pense-t-il, que réside le vrai noyau de la conception que se firent les Grecs des Mystères Egyptiens.
Les francs-maçons du 18ème siècle n’avaient pas accès à la signification des hiéroglyphes, dont le déchiffrement commença avec Champollion en 1822. Néanmoins l’idée qu’ils se firent de l’écriture de l’Egypte ancienne, ou plutôt de ses différentes écritures, explique l’image qu’ils projetèrent sur sa religion et sa culture. La première erreur pointée par Assmann réside dans la conviction de la présence de deux écritures. L’une cursive destinée à tous, le démotique (« démotique » vient du grec dêmos, « peuple » et signifie « écriture du peuple »), l’autre hiéroglyphique qui n’était que pour les prêtres (d’où le nom de hiéroglyphes, du grec hieros, « sacré », hiereus, « prêtre »). En réalité on utilisait en Egypte trois écritures : « l’écriture hiéroglyphique pour les inscriptions monumentales ; le hiératique, une écriture cursive, pour les manuscrits sur papyrus et autres matériaux ; et enfin une écriture cursive encore beaucoup plus simple pour la langue vernaculaire, le démotique ». Aujourd’hui nous savons qu’il s’agit de trois variantes d’un unique système d’écriture. Déjà au 1er siècle av. J-C. Diodore de Sicile interprétait le démotique comme le système général d’écriture, appris par tous, et l’écriture sacrée comme une écriture qui n’était utilisée que par les prêtres et enseignée dans le cadre des Mystères. Deux cents ans plus tard Clément d’Alexandrie (150-220) restitue plus précisément cette triple forme d’écriture et décrit son apprentissage comme un chemin initiatique, l’écriture hiéroglyphique formant le couronnement d’une culture sacerdotale. A la façon de Diodore, il comprend l’apprentissage des hiéroglyphes comme le degré le plus élevé de l’initiation aux Mystères égyptiens, mais pour lui la frontière entre la face extérieure et la face intérieure, entre le profane et le sacré, entre le niveau exotérique et le niveau ésotérique de la culture égyptienne, passe entre l’écriture épistolaire (démotique) et les deux écritures sacerdotales (hiératique et hiéroglyphes), qui marquent à leur tour différents degrés du secret dans les Mystères des temples. En outre Clément distingue dans l’écriture hiéroglyphique les signes élémentaires et les symboles. Les symboles se subdivisant à leur tour en trois sortes : la simple imitation, le transposé ou « tropique » et enfin l’allégorique ou énigmatique. Porphyre de Tyr (234-305) traite également des écritures égyptiennes dans le cadre de l’initiation aux Mystères égyptiens, en l’espèce l’initiation de Pythagore, censé avoir étudié des dizaines d’années auprès des prêtres égyptiens. Lui aussi distingue trois types d’écriture qu’il nomme « épistolographe », « hiéroglyphe » et « symbolique ». Clément et Porphyre établissent tous deux une relation entre l’écriture hiéroglyphique et l’idée d’une cryptographie liée à sa fonction dans les Mystères. En résumé, dans cette conception d’une double culture strictement scindée entre exotérique et ésotérique réside la nécessité d’une double écriture et inversement. C’est sur cette opposition (hiéroglyphes = écriture ésotérique, cursive = écriture exotérique) que s’est progressivement édifiée l’idée de la double religion.
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